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Ce Communiqué du SeFaFi est le second chapître d’un dossier intitulé :
« Du bon usage de l’argent public, encore et toujours ».Â
I - De quelques grands dossiers ( )
II. De la fuite illicite des capitaux [1] Comme tous les pays pauvres, Madagascar a besoin de financer son développement par l’importation de capitaux publics ou privés. C’est d’ailleurs la finalité affichée des aides publiques au développement. Mais sait-on que des capitaux énormes sortent régulièrement de Madagascar, de façon licite ou non ? Global Financial Integrity, organisation spécialisée dans la recherche sur la fuite des capitaux illicites et basée à Washington, a récemment publié un rapport qui fait le point pour l’Afrique [2]. Il en ressort qu’entre 1970 et 2008, les sorties illicites de capitaux hors de l’Afrique ont représenté plus que le total des aides publiques reçues par le continent africain pendant la même période. Dans une première partie de ce communiqué, le SeFaFi a attiré l’attention sur quelques grands dossiers prouvant que l’argent public avait été dilapidé par les responsables successifs du pays. Cette seconde partie s’appuie sur les données de Global Financial Intergity pour montrer que Madagascar est fortement concerné par le fléau de la fuite illicite de capitaux : quelle que soit la source ou le mode de calcul, la Grande Île se situe entre la 15° et la 20° place, au palmarès des pays d’Afrique qui exportent le plus de capitaux. Cette « performance » malgache représente un aspect méconnu, bien que considérable et parfaitement caché à l’opinion nationale, de la mauvaise gestion de l’argent public. La mondialisation a favorisé la libre circulation des capitaux, qui a pris des proportions gigantesques depuis une trentaine d’années. Même si toutes les transactions financières ne sont pas autorisées, le libéralisme ambiant permet que des capitaux de plus en plus importants échappent au contrôle des banques centrales, et trouvent refuge dans les pays aux systèmes bancaires laxistes ou véreux, ou dans des paradis fiscaux et juridiques. En tout pays, certains capitaux sont autorisés à sortir en toute légalité : bénéfices d’entreprises, rémunérations d’expatriés, remboursement de dettes, etc. ; d’autres ne le sont pas, ce qui n’empêche pas les tricheurs et les voleurs de passer outre. Mais qui peut faire sortir annuellement des centaines de millions de dollars d’un pays come Madagascar, sinon ses principaux dirigeants, avec l’active complicité des autorités de la Banque centrale ? Et ce, en dépit du fait qu’aucun citoyen malgache, résidant à Madagascar, n’a théoriquement plus le droit d’ouvrir un compte en banque à l’étranger depuis 1973… On s’en tiendra donc ici au seul cas de figure des capitaux sortis de Madagascar de manière illicite. Cela concerne trois cas de figure : L’argent de la corruption [3]. Un exemple suffira pour en rappeler le mécanisme. Pour obtenir un permis minier ou une licence de pêche dans un pays, une entreprise va verser sur un compte à l’étranger (de préférence dans un pays qui abrite des paradis fiscaux), au nom du ou des dirigeants ayant le pouvoir de délivrer le permis ou la licence, la somme convenue comme contrepartie occulte de la signature. Certaines entreprises, en collusion ou non avec des Etats, ont même financé des campagnes électorales, des coups d’Etat ou des éliminations physiques. Les fraudes fiscales commerciales. Les entreprises transnationales ont développé un ensemble de mécanismes complexes pour éviter de payer les impôts sur leurs bénéfices dans les pays où elles sont implantées. Cette fraude particulière représenterait la principale source d’hémorragie fiscale dans les budgets publics des pays du Sud, et plus de 60% de la fuite des capitaux illicites. Les produits de crime. Les trafics en tous genres (drogue, bois précieux, êtres humains, organes, rackets, kidnappings, etc.) alimentent des comptes ouverts dans les paradis fiscaux. En suite de quoi, l’argent amassé est souvent recyclé dans ce qu’on appelle les circuits de blanchiment d’argent. La seule source fiable donnant une idée de l’ampleur du phénomène pour Madagascar est le rapport de Global Financial Integrity dont il a été question plus haut. Selon ses auteurs, les fuites illicites de capitaux ont privé l’Afrique de 854 milliards de dollars entre 1970 et 2008. Ces centaines de milliards, qui dépassent de loin le montant de l’aide publique reçue par le continent africain pendant la même période, et dont le volume augmente régulièrement, auraient pu être utilisés pour réduire la pauvreté et stimuler le développement économique. Hélas, Madagascar fait partie des pays frappés par ce fléau. Pour la Grande Île, toujours d’après ce rapport, les montants estimés de fuites de capitaux (corrigés de l’inflation) s’établissent comme suit, en dollars américains, par tranche de dix ans et en moyenne annuelle pour chaque décennie concernée : 0. de 1970 à 1979 = 885,7 millions de dollars … soit 88,5/an 0. de 1980 à 1989 = 1.042 millions de dollars 104,2/an 0. de 1990 à 1999 = 2.318,2 millions de dollars 231,8/an 0. de 2000 à 2008 = 4.306,6 millions de dollars 478,5/an 0. de 2002 à 2008 = 4.267,2 millions de dollars 609,6/an Entre 2000 et 2008, les chiffres récents - qui ne sont que des estimations, faut-il le rappeler - sont accablants, et se passent de tout commentaire :Fuite illicite de capitaux : de quoi s’agit-il ?
Quels sont les chiffres pour Madagascar ?
Années |
Millions de dollars |
2000 |
18,3 |
2001 |
21,1 |
2002 |
119,1 |
2003 |
156,4 |
2004 |
784,2 |
2005 |
468,5 |
2006 |
1.758,5 |
2007 |
131,2 |
2008 |
849,3 |
Pour ceux qui voudraient en savoir plus, nous avons extrait les sorties annuelles de capitaux hors de Madagascar, de 1970 à 2008. L’augmentation progressive du volume de l’argent détourné année après année, Président après Président, République après République, est impressionnante : Madagascar 1970-2008 : sorties illicites de capitaux par année ($US millions)
1970 |
0,2 |
1980 |
0.2 |
1990 |
221,8 |
2000 |
18,2 |
1971 |
0,4 |
1981 |
7,9 |
1991 |
47,7 |
2001 |
21,1 |
1972 |
0,5 |
1982 |
14,2 |
1992 |
41,9 |
2002 |
119,1 |
1973 |
0,4 |
1983 |
1,8 |
1993 |
57,5 |
2003 |
156,4 |
1974 |
249,8 |
1984 |
0,2 |
1994 |
112,1 |
2004 |
784,2 |
1975 |
12,0 |
1985 |
227,2 |
1995 |
168,1 |
2005 |
468,5 |
1976 |
0,3 |
1986 |
79,0 |
1996 |
206,3 |
2006 |
1.758,5 |
1977 |
569,6 |
1987 |
490,7 |
1997 |
291,5 |
2007 |
131,2 |
1978 |
3,94 |
1988 |
8,9 |
1998 |
71,7 |
2008 |
849,3 |
1979 |
8,6 |
1989 |
11,8 |
1999 |
599,3 |
TOTAL |
8.552,3 |
Tiré de Global Financial Integrity, Flux financiers illicite en provenance d’Afrique : ressources cachées pour le développement, Washington, 26 mars 2010. La mauvaise gestion et le détournement de deniers publics sont des maux récurrents. Pour y mettre un terme, il faut savoir dépasser le simple constat et vouloir appliquer avec opiniâtreté les mesures strictes qui permettront d’y remédier. Car aucune forme pérenne de développement n’est possible dans un environnement politique et économique corrompu. Une saine gestion des richesses nationales et de l’argent public passe nécessairement par des systèmes ou des organisations bien conçus et évolutifs, par la transparence des contrats et des budgets (« mieux vaut prévenir que guérir »), par le renforcement et la publicité des contrôles, enfin par la sanction des contrevenants. Avec le boom prévisible de l’exploitation de nos ressources minières et naturelles, il s’agit d’éviter le « syndrome hollandais » [4], qui est aussi « la malédiction des ressources minières ou naturelles », frappant notamment les pays miniers et pétroliers d’Afrique. Malgré ce qui se passe avec le bois de rose, et même si certains contrats d’exploitation minière ont déjà été signés, il est encore temps de réagir. Des études sérieuses, étayées par des données recueillies avec patience, peuvent être à la base de politiques saines, notamment fiscales, de réglementations à bon taux d’effectivité et de contrats gagnant-gagnant. L’engagement de nos enseignants-chercheurs, économistes et autres, appuyés éventuellement par des compétences extérieures de haut niveau, est indispensable [5]. Pour les ressources minières, il est urgent pour nous d’avancer dans la mise en œuvre de l’ITIE (Initiative pour la Transparence des Industries Extractives), au sein de laquelle Madagascar a déjà un statut de « membre-candidat » [6]. Concernant les capitaux illicites sortis de Madagascar, il revient au SAMIFIN-SRF (Sampan-draharaha Malagasy Iadiana amin’ny Famotsiam-bola - Service de Renseignements Financiers) de mener les enquêtes qui s’imposent : elles demandent des compétences techniques. Un minutieux travail d’investigation est à faire, dans le cadre de réseaux tels que le GAFI (Groupe d’Action Financière Internationale) ou EGFIU (Egmont Group of Financial Intelligence Units). Sur la base des réglementations nationales et internationales, avec des outils de recherche et de traitement de l’information de plus en plus performants, en utilisant les données accessibles depuis peu de la Banque Mondiale, ces réseaux sont de plus en plus efficaces. Outre cet aspect technique, la lutte contre la fuite illicite de capitaux nécessite une volonté politique réelle. L’Autorité de Transition n’en est pas exemptée, bien au contraire : s’étant engagée à mettre fin à ces pratiques préjudiciables au pays, il lui faut à présent laisser le discours et passer aux actes. En effet, dans le cadre de la législation en vigueur [7], la mission des organismes chargés de lutter contre les infractions financières, tels le SAMIFIN-SRF, s’arrête soit au stade de la saisine de l’autorité judiciaire qui reste maître des poursuites, soit au stade de l’information des autorités concernées par le secteur où l’infraction a été constatée (Douanes, Fisc, etc.) – ce qui permet au pouvoir politique de ne pas donner suite, ou tout simplement d’enterrer les affaires gênantes. Ainsi, le SAMIFIN-SRF a révélé, au fil de ses conférences de presse, avoir détecté des manœuvres de blanchiment. Or, manifestement, aucune suite concrète n’a été constatée, ou du moins n’a été rapportée. Pourquoi ? Est-ce de volonté délibérée ? Pour contribuer à lever le doute, il faudra modifier les textes pour que les infractions révélées par le SAMIFIN-SRF soient soumises à la chaîne pénale, au même titre que les infractions liées à la corruption. Cette manière de faire aura l’avantage de soumettre les infractions financières à des magistrats spécialisés. Cela nous ramène au cœur d’un problème essentiel pour l’avenir de Madagascar : aucune avancée positive ne peut être envisagée sans une justice réellement indépendante qui veut s’engager et, pour le sujet qui nous préoccupe ici, veut travailler avec d’autres juridictions dans le monde. Sans elle, il restera impossible de mettre un terme à la culture de l’impunité qui continue à prévaloir. Pour conclure, l’avènement d’une nouvelle gouvernance économique et financière mondiale est une entreprise de longue haleine. Une société civile internationale, qui se structure péniblement depuis quelques années, est en train d’émerger et pourrait jouer un rôle prépondérant. Les institutions internationales devront aller vers d’inéluctables réformes. Et la récente crise financière a suscité une vraie prise de conscience des enjeux de ces réformes. Nous, dirigeants et citoyens des pays qui sommes les principales victimes des fuites de capitaux, laisserons-nous les autres se battre à notre place ? Dans le domaine de la gouvernance économique et financière, s’il est possible et nécessaire d’agir aux niveaux local et national, il est indispensable d’agir à un niveau plus global, celui de la mondialisation. Un objectif qui est à notre portée. Antananarivo, 5 août 2010 Sehatra Fanaraha-maso ny Fiainam-pirenena SeFaFi Observatoire de la Vie Publique Rue Rajakoba Augustin Ankadivato Antananarivo Tél. : 22 663 99 Fax : 22 663 59 Email :
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[1] La première partie, « De quelques grands dossiers », est datée du 16 juillet 2010. [2] Global Financial Integrity, Flux financiers illicite en provenance d’Afrique : ressources cachées pour le développement, Washington, 26 mars 2010 (texte en anglais). Voir leur site : www.gfip.org [3] Il ne s’agit pas ici de ce qu’on appelle la « corruption discrète », un autre fléau dont on aura l’occasion de reparler. [4] Inspiré du cas des Pays-Bas des années 1960, l’expression syndrome hollandais (appelé aussi maladie hollandaise) est utilisée pour désigner les conséquences nuisibles provoquées, dans un pays donné, par une augmentation significative des exportations de ressources naturelles, notamment pétrolières et gazières. [5] Une expérience intéressante à évaluer et à analyser, est celle de l’Observatoire Économique du secteur crevettier, travaillant avec des programmes de recherche à caractère plus biologique et écologique, dans le cadre plus global d’un effort de mise place d’une gouvernance transparente et ouverte. [6] Lire à ce sujet notre communiqué du 9 juin 2008 : « Des ressources minières au profit de quels intérêts ? », in SeFaFi, A qui appartient l’Etat ?, 2009, p. 44-55. [7] Loi 2004-020 sur le blanchiment, le dépistage, la confiscation et la coopération internationale en matière de produits du crime.Face à ces fuites de capitaux, que faire ?
Notes