Jean Claude de l'Estrac
Ancien ministre de l’Industrie de la république de Maurice, actuellement Président du groupe de presse La Sentinelle (propriétaire des journaux "l’Express" et l"’Express de Madagascar", pour ne citer que ceux-là , ) Jean Claude de l’Estrac a publié, le dimanche 15 août 2010, une tribune publiée dimanche dans l’Express Mauricien. Intitulée «Madagascar : Des clés pour comprendre la «crise» politique dans la Grande île». M. de l’Estrac une analyse conforme aux réalités qui prévalent vraiment, à propos de la situation politique malgache. Cette analyse a aussi été publié dans "La Gazette de la Grande île" du 17 août 2010.
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« La confusion politique qui prévaut à Madagascar depuis près de 18 mois n’est pas un putsch réussi mené par un jeune assoiffé de pouvoir contre un vertueux président. La posture de certains acteurs de la médiation internationale pourrait inciter à le penser. La réalité est infiniment plus complexe. Les circonstances qui ont propulsé Rajoelina à la présidence de la Haute autorité de transition (HAT) ne sont pas toutes de son fait. Ce sont les agissements abusifs du président Marc Ravalomanana à son encontre qui le font apparaître, dans un premier temps, comme une victime du pouvoir. Maire élu d’Antananarivo, Rajoelina voit sa marge de manœuvre gestionnaire considérablement rognée par le pouvoir présidentiel. Ravalomanana le considère comme un rival politique qu’il importe de neutraliser.
Pour ce faire, le président ordonne notamment la fermeture de la chaîne de télévision privée du jeune maire, Viva TV. Rajoelina crie à la «dictature générale». Viva TV est fermée sous prétexte qu’elle a diffusé une interview de l’ancien président Ratsiraka susceptible de «troubler l’ordre et la sécurité publique». En fait, la même interview avait déjà été diffusée par plusieurs autres chaînes sans provoquer le courroux de la présidence. Les Malgaches voient bien l’injustice qui est commise. Ils descendent dans la rue. Les partisans du maire, les habitants des quartiers pauvres qui n’ont plus rien à perdre, saccagent tout, brûlent, pillent les boutiques et tout ce qui est symbole du pouvoir. La rue d’Antananarivo déclenche une crise, et ce n’est pas la première fois.
Il faudrait d’ailleurs utiliser le mot «crise» avec circonspection. Une crise est un changement «soudain», «brutal», une «phase», un moment difficile à passer. Quand une situation devient chronique, quand les bouleversements deviennent cycliques, il est inadéquat de parler de «crise». Madagascar n’est pas plongée dans une confusion politique conjoncturelle, elle se trouve dans une impasse structurelle.Voilà pourquoi, il est indispensable d’examiner la situation de ce pays dans sa globalité, en tenant compte de la perspective historique ainsi que des réalités politiques et sociales du moment. On verra alors apparaître plus clairement les causes profondes du marasme : le mal malgache vient des institutions.
Pratiquement toutes les institutions du pays sont inopérantes, instrumentalisées et asphyxiées par des présidents-monarques, quels qu’ils soient. Les citoyens sont impuissants du fait de la faiblesse extrême des contre-pouvoirs civiques. Le joug politique est alors vivement ressenti, il est subi jusqu’à l’extrême limite de l’implosion. C’est ce qui se passe épisodiquement, et qui explique le cycle sans cesse recommencé des alternances tourmentées.
Des institutions paralysées
Il faut donc commencer par admettre que le problème politique malgache est systémique. La « crise » de 2009 n’est que la dernière d’une succession de bouleversements qui secouent périodiquement le pays depuis l’avènement de la Première République. L’alternance au pouvoir n’est presque jamais le fait des urnes, elle vient à chaque fois de la rue. Les institutions qui ne remplissent plus leur rôle sont nombreuses. Les cas les plus patents sont les suivants :
- la justice : l’absence d’autorité de la justice face au pouvoir politique est peut être le principal problème du pays. Tant qu’un président de la République, quel qu’il soit, s’estime autorisé à gouverner sans respecter strictement la Constitution et les lois du pays, en comptant toujours sur la bienveillance des magistrats et notamment de la Haute cour constitutionnelle, on ne peut pas véritablement parler d’Etat de droit à Madagascar. Un ancien président de la Haute cour constitutionnelle, Norbert Lala Ratsirahonana, a même déclaré publiquement que la Haute cour agit comme un instrument au service du pouvoir.
- l’armée : une lente dérive a commencé sous la présidence de Ratsiraka. L’armée, jusque-là respectée, est affaiblie par une politisation à outrance – les militaires sont transformés en « militants en uniforme » glorifiés par le Livre rouge de la Révolution. On nomme des généraux à tour de bras. Les forces armées sont baptisées « Forces armées populaires », l’idéologie « prendra le pas sur la discipline classique fondée sur la hiérarchie des grades », observe Mijoro Rakotomanga, qui a été inspecteur général de gendarmerie et chef d’état-major particulier du Premier ministre en 1992.
Quelques années plus tard, après une succession de crises au sein de la hiérarchie militaire profondément divisée, Ravalomanana cherche à se concilier les bonnes grâces de cette armée désemparée en utilisant la force de l’argent. Son erreur fatale aura été de faire appel à des réservistes pour le soutenir, mais de les humilier ensuite. Ravalomana a beaucoup offensé l’armée, il n’est donc pas étonnant qu’il ait graduellement perdu son soutien. L’enjeu aujourd’hui est d’oeuvrer pour que l’armée retrouve son indépendance. Les chefs militaires malgaches ont souvent affirmé leur volonté de neutralité, même si certains d’entre eux négocient des accommodements avec les politiques.
- les Eglises : Elles ont perdu leur aura. Longtemps arbitres respectés et recherchés des joutes politiques, les Eglises chrétiennes sont désormais considérées comme partisanes. Si Ratsiraka disait vouloir faire des militaires des « militants en uniforme », Ravalomanana, affichant ostensiblement sa foi, déclarait vouloir faire des pasteurs du Conseil des Eglises chrétiennes de Madagascar (FFKM) des « agents de développement ». Le père Rémi Ralibera en a conclu que « la laïcité de l’Etat est aujourd’hui caduque ». C’est sur le parvis d’une église que Ravaloamana avait annoncé sa candidature à la présidence, c’est en brandissant l’évangile selon St Marc qu’il a fait campagne. Le FFKM a soutenu Ravalomanana, devenu vice-président de l’Eglise réformée de Madagascar. Les catholiques seront plus réservés. « Pendant les années du pouvoir de Marc Ravalomanana, le système des relations Eglises-Etat est caractérisé par une ingérence mutuelle dans les affaires des unes et de l’autre, au grand bénéfice financier de la FFKM », souligne le prêtre catholique Sylvain Urfer, qui a longtemps exercé à Madagascar.
Le poids de l’histoire
Cette décrédibilisation des institutions pousse les Malgaches à un profond pessimisme et explique largement le recours épisodique aux mouvements de rue. A l’occasion des célébrations du 50e anniversaire de l’indépendance, au mois de juin dernier, l’historienne Lucile Rabearimanana l’a dit sans ambages : « Sur le plan politique, il n’y a jamais eu de véritables démocraties sauf en de rares périodes très courtes, entre 1972 et 1975, ou encore entre 1993 et 1996, au début de la Troisième République. Les Malgaches ne sont pas libres de s’exprimer, leur vote est volé lors des élections. C’est extrêmement grave qu’il ne puisse pas y avoir d’alternance démocratique et qu’il faille recourir à des manifestations de rue pour renverser un pouvoir que l’on ne peut renverser par les urnes. »
Il n’y a pas que ces faiblesses institutionnelles l’exercice sans partage du pouvoir présidentiel est aussi facilité par une conception culturelle populaire qui tend à établir une relation de domination fantasmée de type parent-enfant entre le chef de l’Etat et le peuple. Tous les présidents ont joué cette carte en puisant dans les traditions la justification d’un autoritarisme quasi royal. Tant que ces deux questions – la nature et les limites du pouvoir présidentiel d’une part, le rôle et le statut des contre-pouvoirs de l’autre – ne seront pas débattues ouvertement et un large consensus obtenu, on ne fera que feindre de résoudre une crise qui, à chaque fois, annoncera la suivante.
Au-delà des personnes, les pouvoirs présidentiels à Madagascar se sont exercés, à quelques nuances près, de la même manière autocratique assez proche d’une certaine tradition, mais tout à fait éloignée des principes de gouvernance que l’Etat moderne malgache prétend vouloir instaurer. Ratsiraka et Ravalomanana ont été plus loin que d’autres dans le contrôle présidentiel et quasi monarchique de tous les leviers du pouvoir – l’administration, centrale et locale, la fonction juridictionnelle, comme on dit joliment, par le jeu des nominations et des promotions, la hiérarchie militaire, le secteur privé économique. Mais sur le fond, la classe politique partage la même conception hégémonique du pouvoir. Cette hyperprésidentialisation et la dévitalisation des institutions qui en découle sont la cause première du dysfonctionnement politique de Madagascar.
En fait, cela est en contradiction à Madagascar avec le choix formel d’une démocratie qui est censée garantir la primauté des urnes, le respect de la Constitution, la création et le respect d’institutions indépendantes, l’instauration de l’Etat de droit par l’indépendance de la justice, la neutralité politique de l’armée, et la distance par rapport aux confessions religieuses.
L’échec est là : la démocratie ne sert l’intérêt des citoyens, ne remplit sa mission que quand l’ensemble de ses rouages fonctionne et s’auto-équilibre. A Madagascar, depuis des années, régime après régime, les citoyens impuissants ont vu leurs institutions se déliter et toutes les promesses de bonne gouvernance et de transparence démocratique ont été trahies.
Les conséquences économiques
Cette situation a eu pour conséquence un appauvrissement continu de la population. Plus de deux tiers des Malgaches vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. Il y a dix ans, ils étaient un peu moins de la moitié. L’écart de revenu entre Maurice et Madagascar, par exemple, est passé de 2,7 en 1980 à plus de 15 en 2008, estime la Banque mondiale. Cet écart s’est certainement creusé depuis.
Les raisons de cette disparité sont connues : les économistes ont souvent montré la corrélation directe entre la vitalité des institutions, le développement et la croissance économique. Cette corrélation existe indépendamment des systèmes de gouvernement. Des pays dont les régimes sont relativement autoritaires, mais qui possèdent des institutions fonctionnelles et crédibles réussissent même mieux que d’autres. C’est notamment le cas de Singapour. L’existence d’institutions respectées engendre la confiance, une éthique de travail et de comportement, une culture d’équilibre et de tolérance, un jeu de « check and balances » comme disent les Anglo-Saxons. Les investisseurs sont rassurés, ils investissent, on ne connaît pas d’autres moyens de créer des emplois et d’assurer le développement. Dans la presse malgache, le plus souvent, je vois expliquer pourquoi il faut toujours se méfi er des investisseurs…
Le rôle des médias
Il existe une autre institution qui est tout aussi essentielle au bon fonctionnement de la démocratie : une presse libre et pluraliste. Les économistes et les sociologues qui ont étudié ce qu’on a souvent appelé le « miracle » mauricien ont tous souligné le rôle déterminant joué par les institutions et par la presse mauricienne dans la promotion du développement. Nous parlons d’une presse professionnelle attachée aux valeurs de la démocratie une presse porte-voix des mouvances minoritaires, mais respectueuse de l’Etat de droit une presse foyer de cohésion sociale une presse plateforme de débats et d’idées, critique avisée de l’action gouvernementale une presse sentinelle vigilante de la bonne gouvernance.
Quand on constate l’engouement des Malgaches urbanisés pour la presse écrite, on mesure combien est grande la responsabilité des journalistes. C’est sans doute un cri du coeur qu’a poussé Lucile Rabearimanana lorsqu’elle a déclaré récemment : « Démocratie et développement vont ensemble. Il faut que les Malgaches puissent être instruits, éduqués, formés et informés. »
Quelle sortie de crise ?
Cette toile de fond tissée, il devient assez évident qu’il serait dans l’intérêt de Madagascar de trouver une voie de sortie démocratique simplifi ée et rapide aux yeux des citoyens malgaches, pas forcément des animateurs des « mouvances » politiques, les nébuleuses préférées des médiateurs internationaux, mais si peu représentatives des réalités politiques. Plutôt qu’une vaine et dérisoire recherche de consensus entre élites politiques, la sortie de crise proposée par le président Rajoelina qui rend le pouvoir directement aux électeurs malgaches est celle qui s’impose.
Il faudrait idéalement aux élections présidentielles des hommes neufs, présentant des véritables options politiques. C’est à chacun d’entre eux de faire ses propositions programmatiques. Et la question centrale est celle du développement économique : quel modèle pour sortir Madagascar de son marasme ? Il reste à la HAT de convaincre la communauté internationale d’apporter sa participation à la mise en place d’un processus électoral juste et transparent et la validation éventuelle du résultat électoral.
La stratégie des médiateurs internationaux semble mal fondée. Toute la médiation a tourné autour d’un partage du pouvoir de transition entre les élites des soi-disant « partis politiques ». Le consensus est impossible parce que les chefs des mouvances cherchent tous à profiter de l’occasion pour se garantir un avenir politique personnel. Pour certains d’entre eux, c’est une chance inespérée, ils ont si peu de légitimité populaire. Le professeur André Rasolo a bien cerné la question dans un article publié la semaine dernière par L’Express de Madagascar : « Les mouvances ressemblent plus à des comités de soutien à une personne qu’à des courants d’idées regroupant des partis politiques autour de valeurs communes. Ainsi, les problèmes personnels des quatre chefs de fi le sont érigés en raison d’Etat. »
Demeure l’épineux problème des candidatures, le président de la HAT ayant pris la sage décision de ne pas se présenter aux prochaines élections présidentielles, il serait juste qu’aucun des protagonistes de la dernière crise ne se présente. D’autant plus que les bailleurs de fonds de Madagascar avaient déjà commencé à réagir, avant même son éviction du pouvoir, aux graves dérives du président Ravalomanana, après avoir longtemps fermé les yeux sur ses agissements en raison de sa relative efficacité gestionnaire.
Mais devant ce qui a été qualifié de « patrimonialisation de l’appareil de l’Etat », la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont fi ni par geler un prêt de 35 millions de dollars. Des explications avaient été demandées au président Ravalomanana - qui dirige un des pays les plus pauvres de la planète - sur la provenance des fonds qui lui ont permis d’acheter un deuxième Boeing pour ses déplacements personnels et sur la décision ministérielle de détaxer des produits de consommation importés par ses propres sociétés.
On voit bien la complexité de la situation, ce n’est pas la SADC, africaine, lointaine et hautaine, qui pourra en démêler l’écheveau. Maurice, en raison de ses liens historiques de peuplement, de sa proximité géographique, de ses affinités culturelles et de ses intérêts économiques, avait une belle carte à jouer. Mais la diplomatie mauricienne a été inexistante et la Commission de l’océan Indien trop frileuse. Et puis, tant mieux si finalement la sortie de crise est malgacho-malgache ».
Question : si, aussitôt la démission de Marc Ravalomanana, cette analyse avait été publiée, un lobbying organisé la communauté internationale aurait-il condamné la transition malgache ?
Recueillis par Jeannot Ramambazafy – 17 août 2010